… je suis déjà dans la lune et, par cette élection qui protège une première fois ma vie, me suspend au-dessus de la terre au milieu des dangers, je ne quitterai plus jamais cet astre qui me sauve de la détresse, du danger et de l’ennui… p.12
Je suis élu moi aussi et protégé je ne sais comment ; à cause d’une sensibilité qui résulte d’une blessure qui devait être éternelle (la mort de mon père), mon éducation est esthétique. p.13
seule l’idée plus que le souvenir… p.22
Un dimanche du mois de juillet 1948 (ou 1947, est-ce possible?), un train démarre pourtant et m’emporte dans un premier voyage dont le terme m’est inconnu, qui va certainement changer l’aspect du monde, y ajouter des images étrangères et probablement, avec la première soudaineté d’un coup de foudre, me donner un cœur. p.25
Je n’ai fait toute ma vie que chercher une seule image et recopier mille tableaux qui m’ont appris la patience, une délicatesse de touche, le soin des détails, à recopier des scènes ou des paysages dont le silence, enfin, était toujours moins l’attente d’une action imaginaire que celle d’une musique jusque-là jamais entendue. p.34
Pourquoi ce paysage, son détail demeuré vif, sinon parce qu’il est un cadre, un fond de tableau attendant ses personnages… p.57
… avancer dans un marécage, au milieu de roseaux frémissants, ouvrant enfin sur l’escalier d’une maison de pierre où j’arrive maintenant parce que ton visage ruisselant de pluie mon cœur inexpérimenté sait que tu m’appelles et que, comme si j’arpentais en réalité un monde où chaque mesure faite de courses, de vues brèves, de chuchotements, établissait une variation infinie des espèces d’images à la succession desquelles mon corps multiforme résiste, au caprice desquelles mon espoir d’atteindre un objet solide, de m’en emparer et de m’y établir résiste lui aussi, je sais à peu près que je vis d’une espèce de nourritures d’images et que la fréquentation secrète de ce héros barbouillé commente grotesquement pour moi tout ce que peut me dire un livre. p.75
L’image de mon amie s’est installée en moi et m’apprend une espèce d’intermittence du cœur ; à vrai dire cette image est autant sa voix, son regard, sa façon de se pencher et de m’écouter, la familiarité qu’elle entretient avec la musique, chantant les notes des mélodies que nous écoutons, la brusquerie, parfois, de son affection : je devine dans ce que nous avons regardé et entendu un fond caché qui doit être son véritable portrait et ce fond musical, la poésie cachée des tableaux vont devenir ma nourriture et le devoir, comme si elle en était la destinatrice, que je me fais d’en restituer le mystère intact, d’y ajouter mon commentaire parce qu’elle pourrait l’entendre et le lire sans deviner jamais que c’est d’elle que je fais l’image afin de lui donner quelque chose de la grâce qu’elle m’a fait partager. p.84
C’est pourtant une scène, un visage, un récit qui peuvent l’explorer. Il faut donc l’image de cette vie, l’image imparfaite des actions de personnages, la réalité peu à peu accréditée de pensées dont je ne suis pas le maître pour que cela même que nous pensions faire tout l’objet d’une philosophie de la vie, prenne figure, forme, sens. p.94
La fiction au moyen de laquelle on espère voir de nouveau une chose ancienne, en animer encore une fois des figures longtemps oubliées ou les paysage éteints par une très longue nuit, ces quelques arrangements de personnages à travers lesquels la chose la plus inconnue de notre vie parlerait enfin et pourrait en effet parler parce que notre mémoire aujourd’hui nous mélange aux choses d’autrefois, à un monde disparu dont il ne reste plus que la matière la plus volatile dont nous sommes faits, qu’une image de temps en temps éveille de nouveau parce que nous avions été une partie de cette image, pouvons repasser dans son corps et la doter d’une durée presque infinie ; cette fiction ressemble à une peinture de paysage, à un dispositif de nature morte l’un et l’autre aménagés pour la description dans laquelle, cherchant l’origine de la chose inconnue qui demeure en nous comme la cause d’un besoin jamais apaisé de faire cesser le défilement du temps, nous ne faisons que promener une tache aveugle qui doit bien représenter, plus que notre corps ou notre esprit d’autrefois, l’instant même que nous étions et dont il ne reste, au milieu du tableau que nous essayons de peindre, qu’une coque vide – tant ce que nous étions a été absorbé par les différentes apparences de ce que nous avons aimé -, nous devons savoir que cette mémoire dans laquelle c’est le temps même qui s’abolit n’est capable d’aucune espèce de résurrection d’un passé que nous croyons nôtre, mais que c’est encore nous-mêmes qui revenons sous ces formes de coquillages, de vent passant, de nuages et d’horizons, de machines et d’insecte, parce que ce bric-à-brac qui semble jeté hâtivement sur le papier est comme la catalogue des métempsycoses où un animal inconnu attend, espère toujours, s’effraie, s’éveille et tremble au plus léger bruit parce que, depuis si longtemps, il se serait habitué au silence. p.115
Une chose lointaine, un état du monde qui n’a certainement pu s’abolir et doit vivre quelque part, que je ne parviens pas à localiser ; qui doit aussi certainement que je suis là à la fin de la nuit, empli de printemps et le cœur battant et d’une conviction inébranlable, car sinon d’où viendrait cette voix, die ruft in mir : Wache auf, debout, éveille-toi ! Certainement pas de ma mémoire que j’ai faible mais d’un principe de vie qui continue, par-delà la disparition, l’effacement et l’écart, la mise au noir et peut-être tunnel provisoire dans lequel, la première, F. est partie, emportant avec elle l’enfant de onze ans, amoureux, au cœur certainement aussi mou qu’une éponge, malléable comme un bâton de pâte à modeler et qui doit à quelque endroit de ce tunnel qui aura pris la forme d’une petite gare, d’une pelouse hollandaise, d’une église où l’orge joue, sangloter tout le chagrin de sa vie parce que tu t’en vas, parce qu’il te voit et ne sait pas que tu quittes sa vie, que tu le conduis, l’égare aux enfers, que tu remontes seule à la lumière ; que, par exemple, il ne te trouve plus sur l’allée de graviers d’un château du Loir : il est seul devant la grille, il est seul derrière, à tenir les barreaux, comme au zoo, comme s’il faisait partie de la compagnie des singes. Ou qu’il passe devant la crêperie de la rue Monsieur-le-Prince ; pourtant notre rendez-vous secret, notre seul ou – peut-être bien – mon seul rendez-vous d’amoureux avec toi après lequel tu disparaissais pour des années. p.178
C’est pour l’instant d’une espèce de nuit que me revient ce savoir. Tu es là comme attendant d’en être délivrée et moi de nouveau parce que je ne parviens qu’à redire ces liens enchantés qui me retiennent là-bas. Quoi que je fasse je ne parviens à les défaire puisque les défaire serait me délier de cette forme née un jour et dans laquelle, je le sais, ma vie a pris son cours déviant, droit, montant et déclinant, mêlant à toute la réalité des chimères et surtout, si souvent, des images de peinture à travers lesquelles, cette fois encore, aujourd’hui, au milieu des tours de New York, dans cette extraordinaire salle hypostyle d’un temple géant inachevé, j’essaie, comme si je grattais un tas de charbon, de reconnaître un trait de ton visage, d’isoler une couleur qui serait, comme une heure du jour, passée sur toi. p.181
Jean Louis Schefer – La cause des portraits – P.O.L an 2009