p.75
« C’est l’innocence même qui est perceptible à qui sait écouter un film, comme d’autres savent lire. La parole d’Hervé Calvez n’est pas d’elle-même expressive d’une sorte d’intériorité pure. Elle est, bien au contraire, théâtrale. Elle emprunte ses tours à tout un ensemble culturel et oratoire local. Elle fait basculer un film de mariage dans un mélodrame ordinaire. Mouchette de Robert Bresson, Vanda de Pedro Costa, ou Daniel (Mes petites amoureuses) de Jean Eustache sont les personnages cinématographiques de Cathy et Jean-Paul. Ils sortent tous d’un film amateur. Sans le savoir Calvez rejette lui aussi la psychologie des acteurs. Et comme ses frères cinéastes il rejette au montage ce qu’un film à grand spectacle aurait coupé : les joueurs de cartes au fond du bus, la pyramide des cadavres de bouteilles. Cette sensation de ne voir que l’inessentiel est plus compliquée car l’essentiel est aussi là, mais jamais pointé du doigt au montage. J’aime cette sensation d’être devant des rushs ou un film sauvage non monté qui peut à tout moment s’arrêter, reprendre sur un autre sujet, s’éterniser avec un plan, changer de direction sans prévenir. J’aime sentir l’amateur cinéaste qui face au lion se débat maladroitement avec le montage utilisé comme un fouet pour survivre. […] J’écoute Otto Preminger avec la sensation que tout peut arriver ; il est vrai que l’organisation des plans est au stade du canevas, mais les rushs ainsi agencés donnent l’impression au spectateur que c’est à lui de fabriquer le film. Il est désorienté, il ne sait pas « ce qu’on cherche à lui dire », il n’y a pas, comme dans tout film monté, une intention, un discours. Chaque plan est un nouveau choc, un saut dans le vide, une sensation de liberté où tout n’est pas donné, tout n’est pas encore compréhensible, tout n’est pas essentiel.
p.77
Dans les films amateurs, toutes les choses convoquées devant la caméra accèdent au même statut. Il est aussi important de filmer un visage, une main, un bus, un arbre. Nous assistons à l’égalité filmique de toutes les choses.La hiérarchies significative est ainsi défaite.L’amateur Calvez trace les contours de chaque objet filmé, comme celui d’un visage. Voici peut-être une autre règle générale du film amateur : il cherche à filmer des visages tout le temps. Peu importe le cadre, l’amateur fait toujours du gros plan. Il en a le désir constant. Obsession du gros plan, être de près ou avec le zoom de loin. Et un gros plan opère. Un gros plan n’est pas forcément un gros plan de visage comme l’a noté Deleuze, « mais un gros plan est forcément un visage ». Un gros plan opère la visagéification de ce qu’il présente. Son film nous plonge dans cette admiration d’une série de portraits. Qu’ils soient humains ou objets.
Le mariage de Cathy et Jean-Paul
Jean-Marc Chapoulie
Filigranes Editions, an 2011