Au réveil

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Ka comprit aussitôt qu’ils allaient faire l’amour jusqu’au matin, malgré Turgut Bey. Il lui arrivait une chose incroyable : il allait pouvoir prendre Ipek dans ses bras sans avoir éprouvé préalablement la douleur de l’attente. En faisant l’amour avec Ipek tout au long de la nuit, Ka réalisa qu’il existait un lieu au-delà du bonheur et que son expérience de la vie et de l’amour n’avait pas été suffisante pour pénétrer cette zone située presque hors du temps de la passion. Il en avait même presque oublié certaines façons de faire, tout droit sorties de ses rêves érotiques et des émissions ou de films pornographiques, et qu’il tenait à sa disposition dans un coin de sa tête quand il faisait l’amour. Avec Ipek, son corps trouva une musique inconnue que Ka avait tenu cachée en lui auparavant, et il avançait à son rythme. De temps en temps il s’endormait, il se voyait courir dans des rêves imprégnés du parfum enchanteur des vacances d’été, il se voyait éternel, il se voyait mangeant une pomme dans un avion en chute libre, il se réveillait contre la peau toute chaude à l’odeur de pomme d’Ipek, et constatant qu’elle le regardait en silence, il l’observait de très près au fond des yeux, tandis qu’à la lumière couleur neige et légèrement jaunâtre provenant du dehors il avait l’impression qu’ils étaient deux baleines allongées côte à côte, dans une eau peu profonde, et il remarquait alors seulement que leurs mains étaient mêlées.
A un moment, réveillée, les yeux dans les siens, Ipek dit : « Je vais parler à mon père. J’irai en Allemagne avec toi. »
Ka ne put se rendormir. Il regardait toute sa vie comme un film heureux. […]
Aucun poème ne lui vient à l’esprit. Il était heureux comme il ne l’avait jamais été de sa vie. p. 449-450
Orhan Pamuk
Neige
Éditions Gallimard, an 2005

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