Présent — Passé — Futur
Le bon ordre ?
Tel est donc notre héritage, l’héritage de notre temps. Folie de la dérive dans un sens : tables proliférantes, défi ostensible à toute raison classificatrice, travail sisyphéen. Mais sagesse et savoir dans un autre sens : Warburg avait bien compris que la pensée est affaire, non de formes trouvées mais de formes transformantes. Affaire de « migrations » (Wanderungen) perpétuelles, comme il aimait dire. Il avait compris que la dissociation même est susceptible d’analyser, de remonter, de relire l’histoire des hommes. Mnémosyne le sauvait de sa folie, de ses « idées fuyantes » si bien analysées par son psychiatre Ludwig Binswanger. Mais dans le même temps, ses idées continuer de « fuser » utilement, telles des images dialectiques, à partir du choc ou de la mise en rapport des singularités entre elles. Ni désordre absolument fou, ni ordonnancement très sage, l’atlas Mnémosyne délègue au montage la capacité à produire, par les rencontres d’images une connaissance dialectique de la culture occidentale, cette tragédie toujours reconduite — sans synthèse, donc — entre raison et déraison, ou, comme le disait Warburg, entre les astra de ce qui nous élève vers le ciel de l’esprit et les monstra de ce qui nous précipite vers les gouffres du corps.
« Lire ce qui n’a jamais été écrit » : l’imagination est d’abord — anthropologiquement — ce qui nous rend capable de jeter un pont entre les ordres de réalités les plus éloignés, les plus hétérogènes. Monstra, astra : choses viscérales et choses sidérales réunies sur la même table ou la même planche. Walter Benjamin ignorait sans doute les montages de Warburg dans Mnémosyne, mais il en décrit exactement les ressorts fondamentaux lorsque, dans son essai sur « Le pouvoir d’imitation » — une problématique évidemment commune aux deux penseurs — , il évoque cette « lecture d’avant tout langage » (das Lesen vor aller Sprache…) en précisant où elle a lieu : « dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses » (… aus den Eingeweiden, den Sternen oder Tänzen). p.21-22
Georges Didi-Huberman
Atlas ou le gai savoir inquiet
Les Éditions de Minuit, an 2011