Des fragments de ma vie inventée

 » Je me réveille à huit heures, je me plonge rituellement dans une baignoire d’eau froide, quelques minutes seulement en hiver mais plus longtemps au printemps. C’est ainsi que l’on chasse le sommeil. Je chante en me rasant, ce n’est guère mélodieux car le sens de la musique ne naît que rarement en moi, mais ce qui est sûr, c’est que je chante toujours avec plaisir. Je fais une promenade aux abords du village. Je prends du lait, du miel et des tartines grillées au petit déjeuner. A midi, je vérifie qu’il n’y a pas de courrier. A l’heure du déjeuner j’imagine un tilleul centenaire devant la maison. Puis arrive l’heure de la sieste. Bref, voilà comment passent les heures. Parfois, je descends le soir au village et je raconte aux habitants de Dorm des fragments de ma vie inventée, du roman que j’ai perdu. »

Je commençais à comprendre qu’il eût renoncé à l’art. Son chef-d’œuvre était son emploi du temps. Madame Morandi était dans le vrai lorsqu’elle avait dit que la leçon du maître devait consister en quelque chose d’extrêmement simple.

Je me souviens de la fulgurance de cet instant qui précéda l’éclipse. Ce fut comme si un mur s’était écroulé et j’eus la sensation que nous nous comprenions, Veranda et moi, dans cet espace qui dépassait les limites de notre rencontre. Il lisait dans mes pensées et il avait senti que je faisais de même avec les siennes. Et peut-être n’y avait-il là rien de vrai, mais cela ne changea rien au résultat. p.143-144

Ces paroles me parurent si chaleureuses que, sans même savoir de qui il s’agissait, je frôlai littéralement l’émotion. Je me souvins avoir lu quelque part que les mots étaient des choses faites de sons, en étaient les fantômes. Et je sentis que je venais en quelque sorte de tomber amoureux d’un mot, d’un fantôme, j’étais amoureux de Jennie. p.149

Des fictions qui rebondissent et se déploient au-delà même de l’Arabie Heureuse et de tout ce qu’à été ma vie, ma vie qui, apparemment sans raison, me fait pleurer ce soir, comme il faudrait pleurer à la fin de chaque livre, à la fin de toutes les histoires que l’on s’apprête à quitter. p.159

FIN

Enrique Vila-Matas – Une maison pour toujours – Christian Bourgois an 1993

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