Geste inouï commis à deux

2013-09-12 12.25.03

Car un geste intime ne peut se faire seul : il implique en effet un « Autre », exige qu’on soit deux. Pas plus qu’on ne peut être intime avec soi-même, on ne peut faire un geste intime sur soi (on peut toucher ses « parties intimes », mais le geste pour autant n’est pas intime) ; et, même si c’est moi seul qui prends sa main, ce geste, quand il est intime (c’est même à quoi on voit qu’il est intime), est commis à deux.
Aussi, même s’il paraît habituel, banal, voire est de tous les instants, un geste intime est « inouï ». Même si l’on ne s’en rend pas compte ou qu’on n’y prête pas attention, il constitue toujours, en tant que tel, un événement : un geste intime est toujours neuf, ne s’use pas, ou alors il n’est plus intime, n’étant plus efficace. Il est même l’anticipateur de la liaison : avant que l’intimité ne soit déclarée, il sert de prodrome et de déclencheur ; tant que la situation (la relation) n’est pas tirée au clair, il est même stratégiquement conatif. Souvent l’intimité du geste a précédé la parole. Phrase de roman : « alors il lui prit la main, puis il lui dit… ». Non seulement il anticipe, mais de plus précipite : c’est lui qui tranche d’un coup les possibles, met fin à l’incertain, sort de l’atermoiement et fait basculer soudain dans ce dedans partagé. Geste décisif s’il en est : cet événement qu’il crée, plus rien ne le referme et ne l’effacera, plus rien ne pourra faire qu’il n’ait pas objectivement été, même s’il est renié – il emporte avec lui la vie entière. p.47-48

François Jullien
De l’intime, loin du bruyant Amour
Grasset an 2013

2013-09-12 14.45.10

 

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