L’infirmière est tombée à la renverse. C’est le matin, des clochent sonnent, on en jurerait. Peut-être les cloches sonnent, peut-être c’est dimanche. Elle est abasourdie, l’infirmière, par ce qu’elle a vu. Et par ce qu’elle n’a pas vu : elle n’a pas vu Ziad Zerdoumi, le lieutenant de police tombé dans la démence. Elle a vu autre chose. Qu’elle va revoir. Ou elle a eu la berlue (tous les jours on a la berlue, pense l’infirmière, on fait tous les jours comme si on ne voyait pas ce qu’on voit et l’infirmière qui pense des choses comme ça à propos de la berlue ne se relève pas parce qu’elle sait que si elle a eu la berlue c’est une berlue du genre film d’horreur et si elle ne l’a pas eue, c’est pire). Elle regarde le lit où était hier Ziad Zerdoumi le lieutenant. Il n’y est pas. Certes il n’y est pas. La montagne de livres d’hier a disparu. Certes. Mais ce n’est pas un lit vide. C’est un lit copieusement rempli. Une très vieille dame l’occupe.
Ziad lisait. La nuit était tombée. Au matin des cloches ont sonné. C’est un dimanche. Le jeune lieutenant s’est volatilisé. Á sa place est une très vieille dame qui n’a pas l’air plus malade que l’infirmière renversée. La très vieille dame apparue est énorme et a les joues roses. Tout est copieux ce matin. La très vieille dame copieuse est triomphante. La langue dans laquelle elle s’exprime (avec une aisance surprenante pour quelqu’un dans sa situation), eh bien c’est une langue inconnue. On dirait que ça va être fastidieux de trouver une explication rationnelle à la transmutation extraordinaire de Ziad Zerdoumi en quelque chose comme son arrière-grand-mère. Genre et temps et personne bousculés. Reste le lieu, un lit.
Restait le lit.
Les soignants soignent. Il reste un lit, une extraordinaire vieille non-malade l’occupe dont il faudra trouver que faire. Par où s’est glissé la vieille dans la nuit, par où a filé le lieutenant, combien d’années a connues la vieille et combien de pays. Après tout ça ne concerne pas les soignants qui soignent et on peut lever le menton au ciel, se prendre les tempes dans les mains, refuser fort visiblement de croire au prodige et n’en agir pas moins comme il faut qu’on agisse.
ibid. p.69-70
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