« Neige »

Le poème était composé de ce qui lui avait tout à l’heure simultanément traversé l’esprit : la chute de la neige, les cimetières, le chien noir qui s’ébattait avec joie dans la gare, plusieurs de ses souvenirs d’enfance et Ipek, à laquelle il avait pensé, sur les chemins du retour à l’hôtel, avec un sentiment de bonheur et d’inquiétude mêlés qui avait accéléré ses pas. Il baptisa son poème « Neige ». Bien plus tard, en se rappelant les conditions dans lesquelles il avait écrit à Kars, il dessinerait un flocon de neige, représentation de sa propre vie, dont le flocon exprimerait l’organisation logique, et il déciderait de placer ce poème au centre du dessin comme de sa vie. Mais, ces décisions-là – et le livre tente de répondre à cette question -, dans quelle mesure ne sont-elles pas, comme l’a été le poème pour Ka, le fruit de la vie elle-même, avec sa mystérieuse symétrie ?
Ka alla à la fenêtre et se mit à regarder silencieusement la neige qui tombait dehors à gros flocons et avec grâce, habité par le sentiment qu’il finirait d’autant mieux le poème, arrivé presque à son terme, qu’il contemplerait ce spectacle. On frappa à la porte, Ka ouvrit et oublia les deux derniers vers qui lui étaient venus à l’esprit, et dont il ne se souviendrait pas tant qu’il serait à Kars.
A la porte c’était Ipek. Elle lui tendit un enveloppe en disant : « Il y a une lettre pour toi. »
Ka prit la lettre et sans même la regarder la jeta dans un coin. « Je suis très heureux », dit-il.
Il pensait que seuls des gens ordinaires pouvaient dire : « Je suis très heureux ! « , mais là, il n’avait pas honte. « Entre, dit-il à Ipek. Tu es très belle. » p.133
Orhan Pamuk
Neige
Éditions Gallimard, an 2005

[Pourtant, dès le matin, grande douceur ici, 14°.
Ça sent le Printemps.]

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