Toute parole est simultanéité de deux paroles au moins, celle qui est dite et celle qui est entendue – fût-ce par moi-même -, c’est-à-dire celle qui est re-dite. Dès qu’une parole est dite, elle est redite, et le sens ne consiste pas dans une transmission d’un émetteur à un récepteur, mais dans la simultanéité de deux (au moins) origines de sens, celle du dire et celle de sa redite. Le sens, c’est que ce que je dis ne soit pas simplement « dit », mais pour être dit, en vérité, me revienne redit. Mais en me revenant ainsi – de l’autre – cela est aussi devenu une autre origine de sens. Le sens est le passage et le partage d’origine en origine, singulier, pluriel. Le sens est l’exhibition du fond sans fond, qui n’est pas un abîme, mais simplement l’avec des choses qui sont, en tant qu’elles sont. Le logos est dialogue, mais le dialogue n’a pas pour fin de se dépasser en « consensus », il a pour raison de tendre, et de seulement tendre, lui donnant ton et intensité, le cum-, l’avec du sens, la pluralité de son surgissement.
Il ne suffit donc pas d’opposer le bavardage à l’authenticité d’une parole pleine de sens. Il faut au contraire discerner dans le bavardage l’entretien de l’être-avec comme tel : c’est en s' »entretenant », au sens de la discussion, qu’il s' »entretient », au sens de la persévérance dans l’être. Le parler-avec expose le conatus de l’être-avec, ou mieux, il expose l’être-avec comme conatus, comme l’effort et le désir de se maintenir en tant qu' »avec », et par conséquent de maintenir ce qui, de soi, n’est pas substance stable et permanente, mais partage et passage. Et dans cet entretien de l’être-avec, il faut discerner comment le langage, chaque fois, avec chaque signification, des plus hautes aux plus humbles – et jusqu’à ces insignifiances « phatiques » (« allô », « salut », « bon… ») qui n’entretiennent que l’entretien lui-même -, expose l’avec et s’expose lui-même comme l’avec, s’inscrit et s’excrit en lui jusqu’à s’y épuiser, vidé de signification.
« Vidé de signification » : c’est-à-dire remettant toute signification à la circulation du sens, au transport de l’un à l’autre qui ne fait pas « traduction » au sens de la conservation d’une signification (même modifiée), mais au sens d’une « trans-duction », d’un étirement et d’une tension d’origine-de-sens à origine-de-sens. C’est pourquoi cet épuisement toujours imminent au sens lui-même : sa vérité – prend deux directions contraires : celle du commun bavardage, et celle de l’absolue distinction poétique. Epuisement par insignifiance « phatique » et par échangeabilité inépuisable, ou épuisement par pure signifiance « apophatique », déclaration ou monstration (« apophansis ») de la chose même comme une parole inéchangeable, inaltérable comme la chose même, mais comme la chose en tant que telle. De l’un à l’autre, c’est le même conatus : l' »avec » selon lequel nous nous exposons les uns aux autres, en tant que « uns » et en tant que « autres », exposant le monde en tant que monde. p.110-111
Être singulier pluriel
Jean-Luc Nancy
Galilée an 1996-2013