C’est donc bien, comme elle en avait d’abord eu l’intuition, le mouvement d’association et le passage par des éléments imprévus, qui pourraient devenir son outil privilégié, son compteur Geiger dont les clic-clic de plus en plus rapides signaleraient les nombreuses surprises qu’elle ressent dans la découverte des ingrédients nécessaires à l’extension d’une pratique quelconque.
La notion de réseau, si je la précise maintenant un peu, désigne une série d’associations révélée grâce à une épreuve – celle des surprises de l’enquête ethnographique – qui permet de comprendre par quelles séries de petites discontinuités il convient de passer pour obtenir une certaine continuité d’action. Ce principe de libre ASSOCIATION – ou, pour être plus précis, ce principe d’IRRÉDUCTION – qui se trouve au cœur de la théorie de l’acteur-réseau a démontré sa fécondité en autorisant nombre d’observateurs à se donner dans leurs études autant de liberté de mouvement que leurs informateurs. C’est de lui dont l’observatrice compte se servir pour commencer. p.45
C’est cette trajectoire, faite de sauts discontinus, qui permet à un chercheur de décider que, par exemple, entre une culture de levure, une photo, un tableau de chiffres, un diagramme, une équation, une légende, un titre, un résumé, un paragraphe et un article, quelque chose s’est maintenu, malgré les transformations successives, quelque chose qui permet d’accéder à un phénomène éloigné comme si l’on avait dressé, entre l’auteur et ce phénomène, une sorte de pont que d’autres peuvent franchir à leur tour. Ce pont, c’est ce que les chercheurs appellent « fournir la preuve de l’existence d’un phénomène ». p.51
Tracer un réseau, c’est donc toujours reconstituer par une ÉPREUVE (l’enquête en est une, mais l’innovation en est une autre, la crise aussi) les antécédents et les conséquents, ou, pour le dire encore sous une autre forme, les précurseurs et les héritiers, les tenants et les aboutissants d’un être. Ou pour parler plus philosophiquement, les autres par lesquels on doit passer pour devenir ou demeurer le même – ce qui suppose, on le verra plus tard, que l’on ne puisse simplement « rester le même » en quelque sorte « sans rien faire ». Pour demeurer, il convient de passer – en tous cas de « passer par » – ce qu’on appelle une TRADUCTION. p.53
Reste une dernière difficulté pour qu’elle puisse vraiment se lancer : comment expliquer qu’il soit si difficile de spécifier les valeurs auxquelles ses informateurs paraissent fortement attachés ? Pourquoi les domaines offrent-ils des indication aussi pauvres sur la nature de ce qu’ils sont censés contenir (ils débordent de toutes parts sur les autres et ne définissent même pas ce qu’ils disent chérir et protéger ?) Bref, pourquoi la théorie est-elle, chez les Modernes, aussi éloignée de la pratique (rappelons que l’enquête n’a rien trouvé en « théorie du droit » ou en « théorie de la science » qui l’aide à saisir ces trajectoires si particulières qu’il lui a fallu des années de terrain pour expliciter) ? Elle ne peut ignorer ce nouveau problème car elle ne saurait recourir à l’idée trop simpliste que la théorie n’est que le voile pudiquement jeté sur les pratiques. Il faut que la théorie ait un sens et que le décalage avec la pratique joue un rôle important. Mais lequel ? p.54
Il est tout à fait possible, se dit notre anthropologue qu’il s’agisse là d’un cas unique de rapport entre valeur et institution. Il n’y aurait que dans le religieux – et même que dans l’histoire des Églises chrétiennes – qu’on trouverait une telle suite de trahisons, d’inventions, de réformes, de reprises, d’élaborations, toutes concentrées et jugées par la question principale de savoir si l’on est fidèle ou non à un message initial. Mais sa petite idée (l’origine de son eurêka), c’est qu’il en est peut-être ainsi pour toutes les institutions des Modernes : à chaque fois, il faut imaginer un rapport original et spécifique entre l’histoire de leurs valeurs et les institutions auxquelles elles donnent sens et qui, en retour, les recueillent, les abritent – et souvent, les trahissent. p.56
Ce que découvre l’anthropologue avec quelque angoisse, c’est que le déploiement de l’une des valeurs par une institution robuste va modifier la compréhension et l’expression de toutes les autres. Une toute petite erreur sur la définition du religieux, et voilà que les sciences vont devenir incompréhensibles – ou l’inverse ; un minuscule décalage dans ce qu’on peut attendre du droit, et c’est la religion qui va se trouve écrasée ; et ainsi de suite. L’avantage toutefois de cette façon de voir, c’est que l’enquêtrice va pouvoir éviter de traiter le décalage entre théorie et pratique comme une simple « fausse conscience », comme un simple voile qui dissimulerait la réalité et que son enquête devrait se contenter de lever. Pour chaque mode et pour chaque époque et en rapport avec chaque autre valeur et chaque autre institution, il va exister une façon particulière d’établir le rapport entre « théorie » et « pratique ». p.57
Autrement dit, c’est une anthropologue qui ne craint pas de courir les risques de la diplomatie. Elle sait combien il est difficile d’apprendre à bien parler à quelqu’un de quelque chose qui lui importe vraiment. p.58
Bruno Latour
Enquête sur les modes d’existences
une anthropologie des Modernes
La Découverte an 2012